Chez Coffignon, une pièce est dédiée au cinéma. Quoi de plus naturel que d'y avoir projeté The Shop Around the Corner de Lubitsch ?
FICHE TECHNIQUE
Titre original | The Shop Around the Corner |
Genre | Comédie sentimentale |
Nationalité | Américaine |
Durée | 1h37 |
Réalisateur | Ernst Lubitsch |
Scénariste | Samson Raphaelson |
Interprètes |
SYNOPSIS
Sans se connaître, Alfred et Klara entretiennent une relation amoureuse par correspondance. Ils ignorent qu’ils travaillent dans la même boutique de Budapest. Et ils ne s’entendent guère…
Dans une satire sociale, à la fois humaniste et humoristique, Lubitsch aborde les thèmes de la précarité économique et de la précarité des sentiments.
POINTS DE REPERES
La boutique. Elle est un personnage à part entière du film. Filmée dans tous ses recoins, elle nous présentera sa face sombre puis une apparence lumineuse. Elle abrite un petit monde, terrain fécond de la comédie humaine.
La musique. Les Yeux Noirs, musique du film, musique de la boîte à cigarettes, musique dans le restaurant où Kralik fait la connaissance de sa correspondante inconnue. Elle est un fil conducteur pour l’action du film et un point commun pour Kralik et Klara.
L’omniprésence des plans fixes. La mise en scène de personnages en plan fixe permet de souligner les caractères, leur humanité, les dialogues incisifs et les rapports affectifs (Klara/Kralik) ou sociaux (Petrovitch/Matuschek).
La mise en scène théâtrale. Le scénario est tiré de la pièce de théâtre La Parfumerie de l’auteur hongrois Miklos Laszlo. Ballet des personnages, quiproquos, portes qui s’ouvrent et se ferment. La mise en scène permet de donner du rythme à l’action et du relief au texte.
Les dialogues. Marque de fabrique de Lubitsch, ils sont ciselés. Les réparties sont cinglantes, le rythme est soutenu, les formules restent.
Les acteurs. Lubitsch a été acteur, acteur de renom qui plus est. Chaque rôle, grand ou petit, est parfaitement servi et permet de brosser un caractère dense et riche de contradictions. James Stewart, héros idéaliste des films de Capra, apparaît romantique, franc, doux. Margaret Sullavan, directe, culottée, maladroite. Frank Morgan incarne le patron autoritaire, tendre, paternaliste, cocu. Les autres acteurs jouent juste : Pirovitch, comptable peureux mais attentionné, Pépi, commis opportuniste et facétieux, Vadas, employé hypocrite, arriviste et veule. Mais tous alternent avec finesse le meilleur et le pire de leur personnage, révèlent les qualités et les failles qui existent en chacun de nous.
THE LUBITSCH TOUCH
La boîte à musique nous guide. Elle est un fil conducteur, un fil entre Klara et Kralik aussi. Elle cristallise les tensions entre les personnages (Matuschek-Kralik, Kralik-Klara). Elle nous fait entendre le refrain Les Yeux Noirs tout au long du film ; de la rencontre entre Klara et Kralik à l’éviction musclée de Vadas. Elle symbolise aussi la diversité des goûts ; elle suscite des réactions contradictoires.
Lubitsch nous fait sentir la menace du chômage sur la société. Les allusions à la précarité de l’emploi sont nombreuses : la crainte assumée de Petrovitch, la veulerie de Vadas, l’ardeur de Klara pour décrocher son emploi de vendeuse, la lecture par Kralik de sa lettre de licenciement dans une ambiance mortuaire, le pouvoir arbitraire exercé par Matuschek, le sentiment de honte qui submerge Kralik lorsqu’il est licencié et qui l’empêche de se rendre au rendez-vous avec sa correspondante.
Avec finesse, Lubitsch met cette menace en perspective et montre que toute situation est fragile. Le patron omnipotent devient cocu et se retrouve seul le soir de Noël. L’employé modèle et préféré est ensuite délaissé puis licencié pour revenir en grâce in fine. L’esclave Pepi devient un petit chef redoutable. Sans parler de Vadas qui passe d’une situation de parvenu chéri à celle du paria.
Lubitsch tisse aussi la toile des sentiments précaires. Matushek porte Kralik aux nues (la première scène du film fait le récit de leur soirée passée ensemble) puis le voue aux gémonies. Kralik tout d’abord, Klara ensuite passent de l’aversion à l’amour. On apprend incidemment dans la dernière scène que Klara a toujours eu un faible pour Kralik. Surtout les sentiments tiennent à un fil ; une lettre, le récit d’une visite, une référence littéraire.
Lubitsch porte un regard compassionnel sur les hommes. Il nous fait aimer notre fragilité. Dès les premières répliques, les personnages affichent une humanité profonde. Petrovitch, soucieux de protéger sa famille, affiche une vraie affection pour Kralik. Chaque personnage nous attendrit par ses travers ; la maladresse, l’opportunisme, le paternalisme, l’idéalisme, la compassion. Lubitsch multiplie les gros plans sur les personnages, cadrés sur le haut du corps. Plans fixes qui nous laissent le loisir de lire les expressions sur leurs visages et d’écouter attentivement leurs échanges. Les jeux d’acteurs et leur humanité sont ainsi mis en lumière. Les personnages du film sont tous très aboutis. Chacun participe à la vie d’une société de la boutique. Lubitsch affectionne autant les héros, qu’il ne ménage pas, que les anti héros, aux défauts attendrissants. Vadas apparaît prétentieux, hypocrite et veule. Petrovitch incarne le père de famille craintif, économe mais aussi solidaire et compatissant. Pepi incarne la roublardise et l’opportunisme. Matuschek se montre tour à tour paternaliste, autoritaire, affectueux, meurtri.
Lubitsch, c’est le cinéma mais c’est aussi du théâtre. Lubitsch est un homme de théâtre, il a démarré sa carrière en acteur de cabaret. To Be or Not to Be sera un autre hommage remarquable à la scène. La pièce de Laszlo a inspiré le film, la mise en scène en respecte les règles. Mais d’autres ficelles théâtrales sont omniprésentes : les portes qui claquent, l’unité de lieu, les quiproquos. Jusqu’à la référence à la Comédie Française dans la bouche de Klara à la fin du film.
LA FRAGILITE
Fragilité des sentiments : L’amour proche de la haine : l’attitude de Klara contradictoire ; son attitude hostile envers Kralik l’aide à dissimuler des sentiments amoureux. L’affection de Matuschek pour Kralik se transforme en défiance.
Précarité de la vie : Les derniers seront les premiers : Matuschek et Vadas arrivent en voiture. Ils portent des attributs de richesse ou de pouvoir (manteau épais, diamant). Klara passe pour une cliente en entrant dans le magasin. Tous ceux qui affichent assurance et autorité finiront par vaciller (Klara, Matuschek, Vadas). A contrario les « petits » se redressent (Petrovitch, Pepi). Kralik, auquel Lubitsch nous invite à nous identifier passe par toutes les conditions : premier salarié-chômeur-patron, amoureux éconduit-amoureux heureux.
LES APPARENCES TROMPEUSES
En apparence, l’action se passe à Budapest. En apparence aussi, Klara n’aimera jamais Kralik, Matuschek aura toujours beaucoup d’affection pour Kralik, Vadas affichera toujours un succès insolent, Petrovith sera toujours couard. En apparence, Madame Matuschek trompe son mari avec Kralik, la boîte à musique est destinée à accueillir des cigarettes.
En réalité, l’action se passe au coin de la rue, à New York ou à Paris. En réalité, Klara aime Kralik, Matuschek sera traversé de sentiments contraires, Petrovitch sait se montrer courageux. En réalité, Madame Matuschek trompe son mari avec Vadas et la boîte à musique peut accueillir des bonbons.
« L’essentiel est invisible pour les yeux, on ne voit bien qu’avec le cœur ! » Le renard de Saint Exupéry.
L’HUMOUR
Lubitsch sait répondre par la légèreté aux épreuves de la vie. Contemporain de Chaplin (Le Dictateur), inspirateur de Wilder (Stalag 17, 123), Lubitsch impose sa marque (la « Lubitsch touch »). Il use du contrepoint en associant le burlesque au drame, la joie aux larmes. Incarnation de l’humour juif, cet humour est incarné par des anti-héros ; personnages maladroits, imparfaits, malchanceux, fatalistes. Mais l’humour leur permet de surmonter touts les épreuves. Cet humour atteindra son paroxysme dans To Be or Not to Be où le juif Lubitsch se rira de la haine nazie dans une Pologne occupée.
« Un mot qui commence comme humilité et finit comme amour », ne peut être qu’une vertu. L’humilité des personnages nous touche dès la première scène dans la rue, on la retrouve dans la bonhommie de Matuschek aussi bien que dans la crainte de Petrovitch. L’amour transcende tout le petit monde de la Boutique, amour fraternel entre employés, amour paternel du patron, amour/Agape entre Kralik et Klara.
LE SALUT
Le film nous rappelle aussi que l’homme aspire à s’épanouir dans trois registres distincts : chair, esprit et charité. Les personnages de Lubitsch présentent les multiples facettes de notre humanité, montrant qu’une même personne n’est pas figée dans une vertu ou un défaut, illustrant surtout la supériorité de l’esprit sur la chair, la supériorité de la charité sur l’esprit. « La distance infinie des corps aux esprits figure la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité car elle est surnaturelle. Tout l’éclat des grandeurs n’a point de lustre pour les gens qui sont dans les recherches de l’esprit. La grandeur des gens d’esprit est invisible aux rois, aux riches, aux capitaines, à tous ces grands de chair. La grandeur de la sagesse, qui n’est nulle sinon de Dieu, est invisible aux charnels et aux gens d’esprit. Ce sont trois ordres différents, de genre. » (Pascal)
Enfin le film nous invite à réfléchir à la condition des hommes et à leur salut. Monsieur et Madame Matuschek pourront méditer Matthieu 26 : « Ainsi les derniers seront les premiers, et les premiers seront les derniers. »
BONUS
James Stewart est plutôt un héros de Capra (La Vie est Belle), idéaliste et élégant. Il n’est pas du tout le type de anti-héros comique qu’affectionne Lubitsch dans ses films.
The Shop est l’un des rares films de Lubitsch auxquels le génial Billy Wilder (Certains l’aiment chaud, Sunset Boulevard) n’a pas participé en tant que scénariste. Lubitsch et Raphaelson ont « collé » au scénario de la pièce de Laszlo.
La MGM décida de faire de Rendez-vous une comédie musicale (In Good Old Summertime), interprétée par Judy Garland.
Le film a fait l’objet d’un remake sympathique “You’ve got a mail” avec Meg Ryan et Tom Hanks, qui met en scène deux libraires à New York.
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